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Nouvelle parution

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La mondialisation des configurations d’en bas

Pour une sociologie critique des processus transnationaux

éd. Douro, 2021.

 

 

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La mondialisation prise pour objet dans le présent travail est celle des gens ordinaires ; ceux qui s’inscrivent dans des configurations mutantes en passant d’un contexte à un autre et en transitant dans des espaces transfrontaliers générateurs de faits sociaux transnationaux. Privilégiant la sociologie compréhensive dans l’appréhension de ces faits, l’auteur observe de près comment les personnes se mêlent et se démêlent dans des configurations transfrontalières : une jeune femme qui quitte, « par effraction », son village natal pour une ville-monde à la recherche d’un travail ; un patron étranger qui délocalise son unité et en vient à « bricoler » son établissement en terre d’islam ; un salarié qui se déplace, à l’intérieur d’un quartier industriel, d’une entreprise à une autre pour travailler, s’engageant ainsi dans une sorte de « nomadisme salarial » ; des jeunes double-nationaux d’ici et de là-bas souffrant d’une « indétermination identitaire » qui se voient comme des excolonisés ; un porteur qui attend « l’opportunité » d’être enrôlé au travail dans des métiers d’exportation ; un vendeur ambulant commercialisant des marchandises made in somewhere et se revendiquant « passeur » des produits et des marques internationales ; des domestiques qui assurent le service dans des maisons d’hôtes détenues par une « classe transnationale » d’acquéreurs ; un chercheur lui-même, Brahim Labari, avec ses multiples regards et sa libido sociologica, pour approcher et comprendre toutes ces figures.

Brahim Labari, directeur de la revue Esprit critique, est natif de Maader, un village du sud marocain. Après des études primaires et secondaires au Maroc, il poursuit ses études de sociologie et de Politique comparée à Paris pendant une quinzaine d’années. Son doctorat obtenu, il retourne dans sa région natale pour y  officier comme professeur de sociologie à l’Université d’Agadir.
Auteur de nombreux ouvrages de l’épistémologie sociologique, de la sociologie du travail, du genre et des dynamiques migratoires, il travaille depuis quelques années à l’élaboration de la catégorie « Mondialisation des configurations d’en bas » à laquelle il a consacré son HDR.

Et en avant-goût….

A la recherche de la mondialisation des configurations d’en bas

 

Brahim LABARI

Sociologue, Université Ibn Zohr

Directeur de la revue internationale Esprit Critique

 

 

Les contours d’un vieil/nouvel objet pour les sciences sociales

En tant qu’objet d’étude, la mondialisation offre au chercheur une tentation commode à savoir celle de la réduire à un simple dérivé du système capitaliste porté à s’internationaliser et à la parer d’une unité et d’une indivisibilité. Deux caractéristiques que la mondialisation ne possède pas objectivement, car étant plurielle et se déclinant intensément à des degrés divers dans toutes les sociétés. « Internationalisation », « Transnationalisation », « Alter Mondialisation », « Mondialisation par le bas », « Globalisation », « Glocalisation », « Interpénétration », « Cosmopolitisation », toutes ces notions devenues progressivement concepts pour décrire une réalité analogue, celle de l’interdépendance des sociétés et des États. Des auteurs divers venus d’horizons différents se sont employés à proposer comment ils chargent de sens ce méga-concept en engageant des débats contradictoires à ce propos. Au sens le plus général, l’objet « mondialisation » intrigue et questionne, car il est polymorphe en même temps qu’il est de nature, par son étendue et sa complexité, à intéresser, certes sous des angles différents, plusieurs disciplines académiques. Il peut être saisi tout aussi bien par les économistes puisque le libéralisme lui est accolé sans coup férir. Les plus orthodoxes le réduisent à de simples opérations économiques conformes à la « théorie des avantages comparatifs ». Les firmes internationales sont de ce point de vue l’accélérateur du « commerce au loin », avec la mise en place des stratégies de multinationalisation et de localisation des entreprises, le plus souvent avec l’appui des États-Nationaux qui assouplissent leur législation pour l’adapter à cette nouvelle donne du libéralisme économique et à la philosophie du libre-échangisme. Il peut de même interpeller des anthropologues plus soucieux de la diversité des traditions et des mœurs dans un monde qui se veut sur la voie de la standardisation. Parce que l’altérité est au cœur du savoir anthropologique, l’approche de l’Autre en vue de le connaitre a toujours été l’un des enjeux de terrain des anthropologues et se hisse dans certaines traditions anthropologiques en un défi épistémologique tant il est vrai que « l’Humanité appréhendée sous les traits de l’autre se situe au même niveau épistémologique qu’elle-même ». Les politistes pourraient l’appréhender sous l’angle des relations internationales et de la plus ou moins grande généralisation de l’idéal démocratique avec son corollaire « Droits de l’Homme ». Après la chute du mur de Berlin et l’avènement de ce qu’il est convenu d’appeler les transitions démocratiques de par le monde, la science politique s’est orientée vers le questionnement d’une possible corrélation entre démocratie et mondialisation. La mondialisation est également investie d’un sens commun des plus têtus : elle suscite tout à la fois fantasmes et angoisses. On lui impute de détruire les emplois dans les pays développés et de précariser la condition des travailleurs des pays du Sud, on lui prête d’asservir les masses laborieuses, voire de raviver un néo-colonialisme rampant. La classe politique, du reste, en fait un marqueur idéologique de premier ordre : les progressistes critiques la vilipendent tandis qu’elle attise le haro des conservateurs et des nationalistes. Quant aux politiciens libéraux, ils se montrent laudateurs en présentent la mondialisation comme une aubaine pour enrichir les nations et amorcer l’élan vers la modernité. Certains essayistes critiques, usant d’une métaphore puissamment évocatrice, ont assimilé la mondialisation tantôt à une « auberge espagnole », tantôt à un « bateau ivre », tantôt encore au triomphe du capitalisme mondial et de l’occidentalisation du monde. Quant aux sociologues, l’objet mondialisation peut renseigner sur les mutations sociales impulsées par l’exogène, l’uniformisation dont il pourrait être l’agent ainsi que les résistances qu’il pourrait éveiller de part ou d’autre du « village planétaire ». Le sociologue questionne également d’autres dimensions problématiques de cette mondialisation manifestement disputée. Il est porté par exemple à saisir ce que la mondialisation fait à ceux qui la conjuguent au quotidien : elle éveille l’espoir d’une main-d’œuvre locale avide de travail, favorise l’internationalisation et la délocalisation des entreprises et accélère la migration, notamment féminine, vers les villes mondialisées. La mondialisation révèle aussi des résistances de toute sorte, le plus souvent sous l’impulsion d’une société civile transnationale mobilisée autour de l’impératif du respect des droits humains et de l’éthique au travail.  Sans négliger aucun des apports à la compréhension de ce processus, ma réflexion se déploie centralement autour de la mondialisation des configurations d’en bas entendue comme des mixtes dans les rapports sociaux développés autour de ce qu’il est convenu d’appeler l’internationalisation de l’économie et la transnationalisation des pratiques sociales portées notamment par les migrations à la fois traditionnelles et nouvelles. On ne « choisit » pas par pur hasard les sujets dont on se saisit, pas plus que nos itinéraires ne se présentent comme des trajectoires. À mon sens, il s’agit plutôt de déambulations et des fluctuations quant aux configurations dans lesquels nous prenons place. C’est pourquoi, dans le souci de la réflexivité, il m’a paru d’un intérêt sociologique certain de mettre aussi à discussion la façon avec laquelle j’ai été amené à m’intéresser à la thématique de la mondialisation et aux « sujets cosmopolites »

Socialisation aux « sujets cosmopolites » : retour réflexif sur des terrains cosmopolites

C’était à l’âge de sept ans que j’ai fait ma rentrée de classe dans un petit village du sud marocain. Il représentait mon cercle écologique de prédilection et je pensais y vivre heureux pour l’éternité. Rêve de gamin, innocence d’un enfant qui ignorait la cruauté du monde des adultes et la primauté du social sur l’humain. Nous habitions une grande maison familiale, objet de tant de souvenirs, une ancienne demeure bâtie à base de terre dans un équilibre écologique harmonieux. Elle se situe à Mâader, un village logé par la force du déterminisme géographique au sud du Maroc. Le douar, traduisant bien son nom circulaire, s’appelle Biouarain qui, à l’instar d’autres douars, n’était équipé d’électricité que vers 1984, et de l’eau potable un peu plus tard. Globalement, le village vit essentiellement de l’apport de l’immigration, notamment de France. L’agriculture, à peine d’autosuffisance pour quelques rares familles, n’est que résiduelle et marginale. La sécheresse est l’ennemie de la région, la phobie du petit fellah et la crainte du commun des villageois. Mais le village est à contrario pourvu de cette ressource de la nature qu’est le soleil.

En effectuant ce retour aux archives de ma mémoire, tous les accessoires de cette mondialisation des configurations d’en bas côtoyaient notre enfance : le retour saisonnier des safariens (ça fait rien), c’est ainsi que sont appelés les immigrés de la première génération, s’accompagnait de bonbons, de chemises, de montres, de crayons, bref de tout ce qui est « made in France », et qui faisait déjà rêvasser les gosses que nous étions. Mais un symbole particulier est longtemps resté celui de cette mondialisation en miniature : il s’agit du parfum Rêve d’or, accessoire inépuisable dans la valise de l’immigré, qui ornait telle une distinction les maisons des tous les villages émetteurs des migrations. On le retrouve dans toutes les fêtes, mariages, baptêmes et autres retrouvailles familiales. Ce parfum du sud marocain est aussi le suppôt de tout un imaginaire où se mêlent le sacré et le profane, le local et le global dans cette association qui relie les hauts lieux du commerce ethnique de place Voltaire, de Barbès aux mosquées des villages berbères du sud marocain. Que trouvais-je encore dans les archives de ma mémoire ? La gloire de la belle époque, quelques parchemins utiles, certaines transitions de notre vie d’écolier, des rites d’initiation qui ont marqué à jamais notre parcours. La vie qui passe, les moments qui défilent et en dernier lieu un monde révolu, ce changement social d’ampleur. Est-ce encore raisonnable dans notre monde de l’argent-roi d’invoquer le « désenchantement du monde » ? Ces mots seraient-ils audibles dans une société-monde de l’intérêt et de la marchandisation, y compris des consciences ? Y aurait-il encore un espace pour un alter-monde, un alter patelin ? C’est pourquoi, je me plonge dans mes racines, esquisse une comparaison des époques et fais ce diagnostic : sic transit gloria mundi ! La gloire du monde, celui dans lequel nous avions vécu, est en train de s’essouffler pour céder le pas à un système qui, peut-être, n’a pas livré tous ses avatars. Cette culture paysanne originelle était pourvoyeuse d’un lien social prometteur : entraide, endettement et désendettement social composaient le quotidien de notre ère. Sic transit gloria mundi !

La formation à la pratique sociologique a véritablement débuté pour moi à proprement parler juste après l’obtention du baccalauréat au Lycée Al Massira à Al Khadra (marche verte) de la ville de Tiznit (ville moyenne du sud marocain) où j’étais admis à l’internat, partageant ainsi avec mes camarades villageois les mêmes dortoirs et réfectoires. Grâce à mon père, manœuvre dans les usines automobiles, j’ai pu m’inscrire à l’Université de Nanterre, ville où il résidait et travaillait. Les études de sociologie entamées au début des années 1990 s’inséraient dans un Diplôme d’études universitaires générales (DEUG) pluridisciplinaire à l’Université Paris X, réputée pour son penchant pour des recherches de terrain plus que sur les grandes théories sociologiques : « On n’est jamais sociologue avant d’avoir fait l’expérience de l’être », nous alertaient nos professeurs. C’est pourquoi, dès la deuxième année, les étudiants allaient sur le terrain de leur choix pour mener véritablement des enquêtes sociologiques par des techniques qu’ils avaient préalablement assimilées en cours (entretien, questionnaire et observation notamment). L’un de mes premiers travaux, étant moi-même fils d’immigré, concerne l’immigration et les contacts culturels, notamment franco-nord-africains. J’entendais parler du sociologue Abdelmalek Sayad qui s’intéressait aux bidonvilles nanterrois dans les années 1960. Il s’agissait alors pour moi de faire immersion pendant quelques jours aux foyers Sonacotra, lieu de résidence des travailleurs immigrés, là même où vivaient des compatriotes de la région du Souss. Au cours de cette enquête de débutant en sociologie, j’ai été particulièrement sensible au mode de vie des populations immigrées, une sorte de reproduction de ce qui était de rigueur dans le pays de provenance : les pratiques culinaires, le parler du pays, l’entraide, les retrouvailles festives de fin de semaine autour du repas collectif et le déracinement, Al ghorba constituaient le cosmos de ces immigrés qui travaillaient à la même usine, partageaient les mêmes repas et vivaient en groupes dans des chambres minuscules dites gourbis. Le travailleur nord-africain d’alors se reconnaît d’abord dans cet ethos commun et n’est que faiblement informé de ses droits de travail et de résidence au sein de la société d’accueil. C’était la première génération de migrants marocains. Avec l’établissement durable des populations d’origine nord-africaine dans les pays européens, la formation des communautés au sein de ces États-Nations est devenue un processus inéluctable. Dans un certain nombre de pays de longue tradition migratoire comme la France, la Belgique, les Pays-Bas ou encore l’Angleterre, on en arrive à la troisième, voire à la quatrième génération des vagues migratoires. Cette donne change à l’évidence le paysage populationnel et démographique de la plupart des pays européens ; il en va de même de la participation active des populations d’origine immigrée aussi bien à l’économie de l’Union Européenne, qu’à celle des pays d’origine. Tout cela fait des migrants des acteurs économiques transnationaux, mais aussi le baromètre de l’ouverture des sociétés européennes à la circulation migratoire. Établi à la résidence universitaire de l’Université Paris X dans les années 1990, les résidents, filles et garçons, étaient de toutes nationalités, à l’époque d’ERASMUS (European Action Scheme for the Mobility of University Students). Certains avaient une bourse, notamment les bénéficiaires européens de ce programme et quelques étudiants africains et nord-africains, d’autres étaient acculés à travailler pour s’acquitter de leur chambre, souvent à temps partiel, dans des entreprises de gardiennage ou de ménage ou encore en tant que coéquipiers polyvalents dans une chaîne de restauration rapide. Les étudiants étrangers non-européens apprenaient aussi à connaitre le chemin des préfectures pour le renouvellement annuel de leur carte de séjour temporaire : ils devaient à la fois justifier leur ressource et leur assiduité/réussite à l’université pour prétendre à un récépissé donnant lieu plus tard à une carte de résident temporaire accolée dans leur passeport telle une vignette signalétique. Cette mondialisation étudiante était édifiante en ce qu’elle faisait vivre en miniature la mixité autant sociale, sexuelle que culinaire et sportive. Étudiants espagnols, italiens, allemands, algériens, tunisiens, marocains, sénégalais… partageaient les mêmes espaces comme la cuisine et les sanitaires. Chacun est joignable sur un téléphone commun accroché dans le couloir de l’étage. À la sonnerie du téléphone, le résident qui décroche accourt et appelle le destinataire de l’appel téléphonique au cri : chambre 822, on t’appelle au téléphone ! Ces espaces, bien qu’étant d’abord et avant tout l’expression d’une identité étudiante « universelle », étaient en vérité un véritable apprentissage de l’Autre et de l’altérité : dans la cuisine partagée, l’on côtoyait aussi bien des plats de consistance cuisinés des heures durant que des boîtes de conserve pré-préparées. Parallèlement à cette expérience de la mixité dans des espaces partagés, une véritable tradition de causerie sociologique avait accompagné ma vie estudiantine : je découvris le sens du débat contradictoire et les délices de la confrontation des auteurs et des problématiques. Dans un espace-cafétéria du bâtiment C, aujourd’hui disparu, nous tentions, étudiants de toutes nationalités et origines sociales, de débattre avec fracas de la situation des sciences sociales dans le Sud, de l’impérialisme culturel, de la sociobiologie, des acquis démocratiques et des blocages au développement. C’est dire l’étendue et la variété des sujets soulevés à chaque fois et rarement traités dans leurs profondeurs. Étudiants, professeurs et administratifs se côtoyaient le temps d’un café. Professeurs de philosophie, de psychologie, d’économie et de sociologie faisaient part des nouveautés dans leurs disciplines respectives et faisaient montre de leur volonté pour fédérer les sciences sociales au service de la société. À l’époque, nos professeurs étaient clairement marqués à gauche : le marxisme ou l’une de ses formes diluées constituaient l’alpha et l’oméga de leur démarche et de leur visée. En socio-anthropologie de l’Afrique du Nord, les débats tournaient autour d’une grille de lecture : Qui, des spécialistes de cette région, avait posé de bonnes questions ? Qui a livré le pronostic le plus valable s’agissant de l’étude des sociétés nord-africaines ? Qui a adopté la démarche la mieux adaptée aux contextes étudiés ?

Deux noms étaient à l’affiche des échanges, au cœur des débats : Ernest Gellner et Clifford Geertz. Les deux, de la même génération, étaient différemment wébériens : le premier par le type des objets dont il se saisissait (la modernité, le nationalisme, la société civile), le second par l’approche anti-positiviste (compréhensive et interprétative) chère à Max Weber. Gellner, parisien de naissance (1925), aimait Prague à telle enseigne qu’il y mourra (1995). Geertz, natif de San Francisco en 1926 et décédé à Philadelphie en 2006, partageait avec Gellner et l’intérêt académique pour le Maroc, notamment berbère, et une certaine fascination anthropologique de l’islam. Bref, ces deux auteurs ne nous laissaient pas indifférents, notamment, nous autres étudiants venus du Maroc et cherchant nos marques dans une France où il fallait travailler pour assurer le bon train de nos études. Beaucoup de mes compatriotes étudiants de l’époque avaient dû vaquer à des occupations « rémunérées », mais respectables, plutôt que de fréquenter assidument cette cafétéria mémorable. Seule une poignée d’irréductibles, parmi lesquels je dois me compter, continuait à s’abonner aux débats jusqu’à la fermeture de ce lieu mythique. J’étais parmi ceux que Geertz avait séduit, beaucoup plus par ses talents d’ethnographe fin et érudit (voir notamment Savoir local, savoir global, 1986). La lecture de Gellner a éveillé chez moi un appétit pour la sainteté en islam, un clin d’oeil à sa thèse sur la zaouiya Ahansal que j’ai découverte en suivant le cours de Gianni Albergoni qui, plus tard, fera la présentation de cet ouvrage traduit en langue française aux éditions Bouchène. C’est ce même Albergoni qui avait assuré la direction de mon mémoire de maîtrise. Mémoire que j’ai fait paraître en 2002 aux éditions Syllepse. Quant à Gellner, il impressionnait par la force de sa démonstration et la pertinence de ses raisonnements, un authentique intellectuel cosmopolite comme en témoigne la teneur de l’un de ses ouvrages sur le nationalisme (voir Nation et nationalisme, 1989). Lequel ouvrage préfigurait déjà le bien-fondé de la démarche chère à la sociologie du processus de la mondialisation « Le cosmopolitisme méthodologique » (vs « Le nationalisme méthodologique ») mise en exergue plus tard par le sociologue allemand Ulrich Beck. Le nationalisme méthodologique, encastré dans le cadre étroit de l’État-Nation, serait débordé par la « cosmopolitisation de la réalité » entendue comme autant de crises et des risques inscrits dans une perspective globale/mondiale et non plus contenu dans le cadre national. Dépasser les crises, contourner les risques seraient aussi des ripostes mondiales/globales à des situations nationales/locales. Mais c’est à la thématique de l’immigration que j’étais resté fidèle, sans doute pour avoir vécu moi-même cette expérience et pour avoir été originaire d’un village berbère du sud marocain bâti par la migration et vivant au rythme de ses fluctuations. J’ai ainsi porté mon attention sur la deuxième génération de l’immigration nord-africaine, c’est-à-dire sur les populations françaises issues de cette immigration, et ce dans le cadre de la préparation du mémoire de recherche pour l’obtention du Diplôme d’études approfondies (DEA) de Sociologie. Le sujet dont je m’étais saisi était un tantinet marginal et relativement inexploré par la littérature sur les migrations : la socialisation militaire des jeunes français issus de l’immigration algérienne. À cela deux principales raisons. En premier lieu, l’existence de la communauté nord-africaine, constituée naguère principalement de main-d’œuvre, est appréhendée du seul point de vue de sa double spécificité : origine musulmane et situation post-coloniale. En second lieu, il est patent de relever que, de toutes les instances considérées comme socialisatrices, les institutions scolaire et familiale se trouvent plus privilégiées en raison essentiellement des plus grandes facilités d’enquête et de l’attrait qu’elles exercent sur les chercheurs eu égard à leurs caractéristiques de socialisation de base. L’institution militaire, « close sur elle-même », reste généralement moins hospitalière des travaux empiriques d’autant que c’est seulement à partir du milieu des années 1980 que les jeunes issus de l’immigration arrivent en masse à l’âge d’effectuer le service national qui sera supprimé en 1997. La socialisation militaire n’a pas revêtu la même portée que les deux institutions précédemment citées ; elle semble seulement additionnelle. Il était alors question de déplacer mon intérêt vers ce qu’on appelle la deuxième génération, baptisée « beur » qui correspond bien à l’image accolée aux jeunes générations issues de l’immigration nord-africaine considérées comme une catégorie indéterminée du point de vue des valeurs à honorer, mais témoins de la mise en contact de deux sociétés, de deux cultures, au Nord et au Sud de la Méditerranée. Cette recherche sociologique est aujourd’hui publiée sous forme d’un ouvrage et d’un article pour le compte de la revue Migrations Société.

Une autre recherche venait accentuer mon intérêt pour cette deuxième génération, à la lumière des jeunes de cités majoritairement peuplées par des familles nord-africaines. Il s’agissait de déconstruire cette image communément cultivée à l’endroit des jeunes français d’origine maghrébine en proposant une méthode permettant aux sociologues une meilleure compréhension des jeunes dans le cadre des interactions habitants/gardiens d’immeuble.

Le sociologue peut travailler dans un contexte de crise au moyen d’un protocole de recherche ad hoc rigoureux, mais flexible. Le contexte de l’étude était reconnaissable à la montée de ce qu’on appelle les incivilités et les tensions entre les jeunes des cités et les forces de police. Sans se limiter à l’une ou à l’autre des parties de ces « affrontements », j’avais voulu faire état du travail effectué au quotidien par les gardiens d’immeuble que l’on dit dépositaires du « lien social ». Au-delà de l’étude policée, ce sont les aspérités de terrain, les angoisses du chercheur et le doute sur la portée des résultats produits qui ont été interrogés dans cette étude.

Le thème de l’émigration, non seulement appréhendé dans ces termes (les Français établis au Maroc), mais dans la perspective interne à la société marocaine, a occupé une part non négligeable de mes travaux. J’avais donc dans un passé récent consacré une recherche universitaire à la socialisation militaire des jeunes français issus de l’immigration maghrébine (2003) et c’est en me situant dans la continuité de ce volet de recherche que j’ai voulu traiter des médias communautaires. Ce thème m’intéresse tout particulièrement tant il éclaire de pleins feux les modalités d’organisation des différentes communautés en Ile-de-France, soit la principale région de concentration de la communauté nord-africaine. Il traduit également le type de débats qui parcourent ces populations, à l’heure même où le pouvoir politique engage en France le débat controversé sur l’identité nationale, les rapports avec les sociétés de résidence et les positionnements eu égard aux différents événements transnationaux (participation politique, formation des groupes d’intérêt, radicalismes religieux, émergence d’associations de type corporatiste). Extensivement, j’encadre actuellement une thèse sur la même problématique dans le contexte marocain. Dans le prolongement de ce travail de thèse, j’étais engagé dans un projet éditorial collectif, coordonné par Helena Herata, ayant abouti à l’organisation du colloque international « Le genre au cœur de la mondialisation » dans l’enceinte du ministère de la Recherche et dont les actes ont été publiés aux presses de sciences Po. Cette question de la transnationalité m’a également intéressée en tant que coordinateur régional de l’étude La culture alimentaire à l’épreuve de la migration. Conséquences pour les politiques alimentaires. Cette recherche a été conduite avec le financement de l’Agence nationale de la recherche (ANR) durant les années 2011 et 2012. L’objectif de cette étude interdisciplinaire était de caractériser les styles alimentaires (systèmes de représentations, d’attitudes, de normes et de pratiques) de familles marocaines résidant dans la région du Souss, en vue de les mettre en parallèle avec ceux de familles de cette région vivant à Casablanca et en Ile-de-France. En tant que coordinateur, j’ai veillé au recrutement des superviseurs et des enquêteurs, identifié les villages à enquêter (de la plaine et de la montagne), facilité l’introduction de nos étudiants-enquêteurs sur le terrain et adapté le questionnaire aux contextes locaux avec notamment sa traduction en tachelheit, le parler de la région en question. Sur la base d’un questionnaire exhaustif à items semi-ouverts, l’enquête menée a visé 310 individus répartis en plaines et en montagnes, entre hommes et femmes dans les mêmes proportions ainsi que sur le critère de l’âge.

Ce bref itinéraire rapporté en pointillé pour souligner cette réflexivité aux sujets « cosmopolites » ont été déterminants quant à l’étude de la mondialisation des configurations d’en bas, c’est-à-dire regardée et analysée depuis les configurations locales en prenant au sérieux que « ce qui est observé dépend du lieu où il est observé et ce avec quoi il est observé. Pour un ethnographe qui fouille les mécanismes d’idées éloignées, les formes du savoir sont toujours inéluctablement locales, inséparables de leurs instruments et de leur entourage ».


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